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Sur ce rythme,
Beauquier devait former des vers et il réussissait rarement à
satisfaire le musicien, épris d’énergie concise, de
véhémence, de coups de foudre ». A vrai dire, Lalo
n’était pas le premier à procéder de la sorte.
Glinka avait fait de même pour écrire La Vie pour le star
(1836) et Rouslan et Ludmila (1842). En ce qui concerne Fiesque, cette
méthode de composition trouve en partie sa justification dans le
fait que Lalo réutilise pour son opéra des matériaux
provenant d’œuvres instrumentales reniées, notamment
une symphonie de jeunesse. Mais on peut aussi penser que Beauquier, qui
vient de faire paraître une Philosophie de la musique, entend appliquer
ses idées sur le rapport du texte et de la musique. A partir du
moment où, à son avis, il est raisonnable de « renoncer
à une homogénéité illusoire » entre
l’un et l’autre, n’est-il pas préférable
de laisser la prépondérance à la musique «
art général, abstrait, qui ne gêne en rien la précision
des autres », le sujet littéraire n’étant autre
chose que « le lien d’ensemble » ? Il s’en faut
que la structure dramatique de Fiesque se conforme strictement à
ces principes. Mais l’inversion de la relation traditionnelle librettiste-compositeur,
impliquant la préexistence de l’élément symphonique
à la donnée dramatique, confère une certaine valeur
d’expérimentation à la genèse du premier ouvrage
lyrique de Lalo.
Le concours d’opéra ouvert le 1er août 1867 à
l’initiative de Camille Doucet, directeur de l’administrateur
des théâtres, afin de stimuler les jeunes compositeurs, est
une aubaine pour le musicien. Les dispositions du règlement sont
différentes pour chacun des théâtres concernés.
« A l’Opéra, un double concours aurait lieu : le premier
pour la composition d’un poème en trois actes ; le second,
pour la mise en musique du poème jugé le plus digne d’être
représenté sur ce théâtre (…) A l’Opéra-Comique,
un poème en trois actes, spécialement choisi par le directeur,
et par conséquent admis d’avance à la représentation,
serait offert aux compositeurs pour être mis par eux en musique.
« Au Théâtre-Lyrique, pour ouvrir une plus large carrière
à tous les goûts et à toutes les inspirations, chaque
compositeur serait libre de choisir à son gré et de se procurer
personnellement, comme bon lui semblerait, le poème sur lequel
il lui conviendrait de travailler, quels que fussent son genre, sa forme
et son étendue ». Lalo, soucieux de conserver sa liberté,
opta pour le Théâtre-Lyrique. Le concours sera clos le 30
octobre 1868.
La statistique des sujets proposés à l’Opéra
devrait être prise en compte par qui voudrait établir la
typologie des livrets sous le second Empire. Sur cent quatre-vingts manuscrits
déposés, on compte une douzaine Vercingétorix , une
demi-douzaine de Cid, une Conjuration de Fiesque. Depuis quelques temps,
le drame de Schiller fait surface. En 1864, Gounod a esquissé un
Fiesque confectionné par Jules Barbier et presque aussitôt
abandonné. Vers 1866, au moment où Lalo se met à
la tâche, Charles Lefebvre écrit une ouverture de Fiesque.
A la vérité, personne avant Lalo et Beauquier ne s’était
attaché au sujet pour son contenu idéologique. Dans son
analyse de l’opéra – la première qui sera publiée,
en 1874 -, Adolphe Jullien rappellera que, dans la pensée de Schiller,
la Conjuration de Fiesque devait être un drame républicain.
Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait séduit
Lalo et Beauquier. Celui-ci, farouchement opposé à l’Empire
sera, sous la IIIe République, un député très
actif dans les rangs de la gauche radicale. L’élagage auquel
il procède vise principalement à mieux dégager le
ressort politique de l’intrigue et à donner au dénouement
la signification d’un acte quasi révolutionnaire. Jusqu’au
bout le vieux républicain Verrina aura soutenu Fiesque dans sa
lutte contre la tyrannie des Doria. Mais au moment où Fiesque accède
à son tour au pouvoir, Verrina reconnaît en lui un nouveau
tyran et il le précipite à l’eau, sauvegardant ainsi
la liberté de Gênes. Le jury a-t-il perçu comme étant
tendancieux le parti de Beauquier ? Il est difficile de le dire. Une chose
est certaine : le librettiste contestataire acceptera d’effectuer
les remaniements demandés par Emile Perrin, à qui Fiesque
a été recommandé par un membre de ce même jury,
au début de l’été 1869. Est-ce le signe d’une
précaution opportuniste de la part du directeur de l’Opéra,
alors que l’Empire dit libéral, harcelé par l’opposition
républicaine, vit ses derniers mois ? Robert Jardillier a, le premier,
supposé que le sous-entendu politique de l’argument avait
pu être la cause de l’échec de la partition au concours.
Connaissait-il le passé politique de Lalo lorsqu’il écrivait
de Verrina : « Génois de la Renaissance, il fait, à
coup sûr, la révolution de 48, et c’est peut-être
là, tout simplement, ce qui fit hésiter le directeur du
Lyrique ».
Quarante-trois opéras sont présentés au concours
du Théâtre-Lyrique. Fiesque arrive en troisième position
dans le classement final après le Magnifique de Jules Philippot
et la Coupe et les Lèvres de Gustave Canoby. Lorsque les résultats
sont publiés, à la fin de juin 1869, le principe même
du concours et les infractions faites au règlement suscitent une
polémique lancée par Paul Lacôme dans les colonnes
de l’Art Musical des 8 et 12 juillet 1869. Lacôme dénonce
comme une «faute énorme » le fait qu’on ait introduit
dans le jury « le directeur même de la scène où
devait être jouée la pièce qui aurait le prix »,
c’est-à-dire Pasdeloup. Celui-ci, qui avait été
rappelé à l’ordre par le ministère d’Etat,
est accusé d’avoir cherché à détourner
le concours de son but. Lacôme met en cause la constitution même
du jury, « les compositeurs arrivés ayant écarté
la corvée en faveur des compositeurs de second ordre, accablés
de leçons ». Cet article virulent prépare le terrain
à Beauquier qui, furieux du sort réservé à
Fiesque, va demander l’annulation pure et simple du concours, dans
une protestation adressée à Camille Doucet publiée
par plusieurs journaux. Le désaveu public que Lalo inflige à
Beauquier, dans la Chronique musicale, est probablement à l’origine
de leur brouille, aggravée plus tard par leur divergence de vues
à propos de la Commune. Quoi qu’il en soit, le compositeur
prend en charge tout seul le sort de son opéra. Lassé par
les tergiversations de Perrin, il se tourne vers le théâtre
de Hambourg puis, en raison de la guerre, doit se rabattre sur la Monnaie
de Bruxelles, où l’œuvre est reçue, grâce
à l’appui de Gounod, le 22 février 1871. Le directeur,
Jules-Henri Vachot s’en tient pendant un an à de bonnes intentions,
assorties de vagues promesses. Pourtant la distribution de Fiesque est
annoncée dans l’Indépendance belge du 11 février
1872 et les costumes dessinés. En réalité, Fiesque
semble avoir été victime de la gestion aventureuse de Vachot.
En effet, celui-ci termine la saison théâtrale de 1871-1872,
mais le bourgmestre de Bruxelles a été autorisé à
traiter dès la mi-janvier 1872 avec François-Hippolyte Avrillon
qui succédera officiellement à Vachot le 1er décembre.
En dépit des démarches répétées de
Gounod, Avrillon hésite à reprendre à son compte
l’initiative de son prédécesseur. Lalo, agacé
par « ses inqualifiables prétentions » et se refusant
à la moindre concession, se retire à la fin d’août
1872. Par l’intermédiaire d’Hector Colard, les contacts
avec la direction de la Monnaie reprennent au printemps de 1875. Poursuivis
jusqu’à la fin de l’année, ils n’aboutissent
pas davantage. Déjà Lalo songe à un nouvel opéra,
le Roi d’ys. Fiesque sera entendu par fragment, au concert, avec
Julie Lalo comme interprète principale. Le compositeur puisera
dans opéra les matériaux de quelques-unes de ses œuvres
futures. Lalo n’ayant pu, avant de mourir, remanier l’œuvre
comme il souhaitait, il « interdit qu’elle fût, dans
l’état où elle est demeurée, donnée sur
aucun théâtre ».
JOEL-MARIE FAUQUET
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