Lalo : recréation de l'ouverture de Fiesque

Le 2 octobre 1999, en l'église Sainte Marie Madeleine, à Lille, l'ensemble Musica à participé à la recréation de l'ouverture de Fiesque du compositeur lillois Lalo.

L'ouverture de Fiesque :

Edouard Lalo a avoué lui- même n’avoir pas songé au théâtre avant l’âge de quarante ans. Ainsi que presque tous les compositeurs français du XIXè, il n’a pu se soustraire à la nécessité d’aborder la scène lyrique. Elle seule encore, sous le second Empire, est à même d’ouvrir la carrière, voire d’apporter la consécration à un compositeur. Lalo a égaré ses biographes en déclarant que le concours ouvert en 1867 par le ministère des Beaux-Arts lui avait mis en tête de réussir dans le domaine de l’opéra. En réalité, Fiesque a été commencé le 22 mai 1866, soit plus d’un an avant l’ouverture du concours. Le musicien s’est lancé dans cette entreprise, semble-t-il, à la faveur du changement qui s’est produit dans sa situation personnelle : son mariage avec l’une de ses élèves, Julie Bernier de Maligny, douée d’une excellente voix de contralto. Coïncidence, le rôle de Julie a été écrit pour elle. La mère de la jeune fille est liée avec Mme. Orfila dont le salon accueille les célébrités de l’art lyrique. Mme. de Maligny, à qui Fiesque est dédié, interviendra avec insistance auprès de son ami Gounod pour que l’opéra de son gendre soit représenté.
Robert Kemp a eu accès à la correspondance échangée par Lalo et Charles Beauquier, l’auteur du livret de Fiesque. Cette correspondance aujourd’hui dispersée et dont nous n’avons retrouvé que quelques brides, permettait de mieux connaître les étapes de l’élaboration de l’œuvre ainsi que le mode de collaboration adopté par le musicien et son librettiste. Lalo « choisissait des rythmes d’abord ». « Au commencement était le rythme » revenait souvent sous sa plume, note Kemp.
Sur ce rythme, Beauquier devait former des vers et il réussissait rarement à satisfaire le musicien, épris d’énergie concise, de véhémence, de coups de foudre ». A vrai dire, Lalo n’était pas le premier à procéder de la sorte. Glinka avait fait de même pour écrire La Vie pour le star (1836) et Rouslan et Ludmila (1842). En ce qui concerne Fiesque, cette méthode de composition trouve en partie sa justification dans le fait que Lalo réutilise pour son opéra des matériaux provenant d’œuvres instrumentales reniées, notamment une symphonie de jeunesse. Mais on peut aussi penser que Beauquier, qui vient de faire paraître une Philosophie de la musique, entend appliquer ses idées sur le rapport du texte et de la musique. A partir du moment où, à son avis, il est raisonnable de « renoncer à une homogénéité illusoire » entre l’un et l’autre, n’est-il pas préférable de laisser la prépondérance à la musique « art général, abstrait, qui ne gêne en rien la précision des autres », le sujet littéraire n’étant autre chose que « le lien d’ensemble » ? Il s’en faut que la structure dramatique de Fiesque se conforme strictement à ces principes. Mais l’inversion de la relation traditionnelle librettiste-compositeur, impliquant la préexistence de l’élément symphonique à la donnée dramatique, confère une certaine valeur d’expérimentation à la genèse du premier ouvrage lyrique de Lalo.
Le concours d’opéra ouvert le 1er août 1867 à l’initiative de Camille Doucet, directeur de l’administrateur des théâtres, afin de stimuler les jeunes compositeurs, est une aubaine pour le musicien. Les dispositions du règlement sont différentes pour chacun des théâtres concernés. « A l’Opéra, un double concours aurait lieu : le premier pour la composition d’un poème en trois actes ; le second, pour la mise en musique du poème jugé le plus digne d’être représenté sur ce théâtre (…) A l’Opéra-Comique, un poème en trois actes, spécialement choisi par le directeur, et par conséquent admis d’avance à la représentation, serait offert aux compositeurs pour être mis par eux en musique.
« Au Théâtre-Lyrique, pour ouvrir une plus large carrière à tous les goûts et à toutes les inspirations, chaque compositeur serait libre de choisir à son gré et de se procurer personnellement, comme bon lui semblerait, le poème sur lequel il lui conviendrait de travailler, quels que fussent son genre, sa forme et son étendue ». Lalo, soucieux de conserver sa liberté, opta pour le Théâtre-Lyrique. Le concours sera clos le 30 octobre 1868.
La statistique des sujets proposés à l’Opéra devrait être prise en compte par qui voudrait établir la typologie des livrets sous le second Empire. Sur cent quatre-vingts manuscrits déposés, on compte une douzaine Vercingétorix , une demi-douzaine de Cid, une Conjuration de Fiesque. Depuis quelques temps, le drame de Schiller fait surface. En 1864, Gounod a esquissé un Fiesque confectionné par Jules Barbier et presque aussitôt abandonné. Vers 1866, au moment où Lalo se met à la tâche, Charles Lefebvre écrit une ouverture de Fiesque. A la vérité, personne avant Lalo et Beauquier ne s’était attaché au sujet pour son contenu idéologique. Dans son analyse de l’opéra – la première qui sera publiée, en 1874 -, Adolphe Jullien rappellera que, dans la pensée de Schiller, la Conjuration de Fiesque devait être un drame républicain. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait séduit Lalo et Beauquier. Celui-ci, farouchement opposé à l’Empire sera, sous la IIIe République, un député très actif dans les rangs de la gauche radicale. L’élagage auquel il procède vise principalement à mieux dégager le ressort politique de l’intrigue et à donner au dénouement la signification d’un acte quasi révolutionnaire. Jusqu’au bout le vieux républicain Verrina aura soutenu Fiesque dans sa lutte contre la tyrannie des Doria. Mais au moment où Fiesque accède à son tour au pouvoir, Verrina reconnaît en lui un nouveau tyran et il le précipite à l’eau, sauvegardant ainsi la liberté de Gênes. Le jury a-t-il perçu comme étant tendancieux le parti de Beauquier ? Il est difficile de le dire. Une chose est certaine : le librettiste contestataire acceptera d’effectuer les remaniements demandés par Emile Perrin, à qui Fiesque a été recommandé par un membre de ce même jury, au début de l’été 1869. Est-ce le signe d’une précaution opportuniste de la part du directeur de l’Opéra, alors que l’Empire dit libéral, harcelé par l’opposition républicaine, vit ses derniers mois ? Robert Jardillier a, le premier, supposé que le sous-entendu politique de l’argument avait pu être la cause de l’échec de la partition au concours. Connaissait-il le passé politique de Lalo lorsqu’il écrivait de Verrina : « Génois de la Renaissance, il fait, à coup sûr, la révolution de 48, et c’est peut-être là, tout simplement, ce qui fit hésiter le directeur du Lyrique ».
Quarante-trois opéras sont présentés au concours du Théâtre-Lyrique. Fiesque arrive en troisième position dans le classement final après le Magnifique de Jules Philippot et la Coupe et les Lèvres de Gustave Canoby. Lorsque les résultats sont publiés, à la fin de juin 1869, le principe même du concours et les infractions faites au règlement suscitent une polémique lancée par Paul Lacôme dans les colonnes de l’Art Musical des 8 et 12 juillet 1869. Lacôme dénonce comme une «faute énorme » le fait qu’on ait introduit dans le jury « le directeur même de la scène où devait être jouée la pièce qui aurait le prix », c’est-à-dire Pasdeloup. Celui-ci, qui avait été rappelé à l’ordre par le ministère d’Etat, est accusé d’avoir cherché à détourner le concours de son but. Lacôme met en cause la constitution même du jury, « les compositeurs arrivés ayant écarté la corvée en faveur des compositeurs de second ordre, accablés de leçons ». Cet article virulent prépare le terrain à Beauquier qui, furieux du sort réservé à Fiesque, va demander l’annulation pure et simple du concours, dans une protestation adressée à Camille Doucet publiée par plusieurs journaux. Le désaveu public que Lalo inflige à Beauquier, dans la Chronique musicale, est probablement à l’origine de leur brouille, aggravée plus tard par leur divergence de vues à propos de la Commune. Quoi qu’il en soit, le compositeur prend en charge tout seul le sort de son opéra. Lassé par les tergiversations de Perrin, il se tourne vers le théâtre de Hambourg puis, en raison de la guerre, doit se rabattre sur la Monnaie de Bruxelles, où l’œuvre est reçue, grâce à l’appui de Gounod, le 22 février 1871. Le directeur, Jules-Henri Vachot s’en tient pendant un an à de bonnes intentions, assorties de vagues promesses. Pourtant la distribution de Fiesque est annoncée dans l’Indépendance belge du 11 février 1872 et les costumes dessinés. En réalité, Fiesque semble avoir été victime de la gestion aventureuse de Vachot. En effet, celui-ci termine la saison théâtrale de 1871-1872, mais le bourgmestre de Bruxelles a été autorisé à traiter dès la mi-janvier 1872 avec François-Hippolyte Avrillon qui succédera officiellement à Vachot le 1er décembre. En dépit des démarches répétées de Gounod, Avrillon hésite à reprendre à son compte l’initiative de son prédécesseur. Lalo, agacé par « ses inqualifiables prétentions » et se refusant à la moindre concession, se retire à la fin d’août 1872. Par l’intermédiaire d’Hector Colard, les contacts avec la direction de la Monnaie reprennent au printemps de 1875. Poursuivis jusqu’à la fin de l’année, ils n’aboutissent pas davantage. Déjà Lalo songe à un nouvel opéra, le Roi d’ys. Fiesque sera entendu par fragment, au concert, avec Julie Lalo comme interprète principale. Le compositeur puisera dans opéra les matériaux de quelques-unes de ses œuvres futures. Lalo n’ayant pu, avant de mourir, remanier l’œuvre comme il souhaitait, il « interdit qu’elle fût, dans l’état où elle est demeurée, donnée sur aucun théâtre ».

JOEL-MARIE FAUQUET